Textus, l'invisible trame - part 1&2//
► Musée régional de Brzeziny et Maison de la littérature de Lodz - Pologne- 2014
► Réalisation d'un catalogue pour l'exposition - texte Marie Deparis-Yafil et Pawel Zybala - conception et design du catalogue Pierre Boggio
Tout commence à l’orée du siècle dernier.
Chuma Libfeld naît à Brzeziny, en 1907. 30 années plus tard, ce sera l’exil pour la petite couturière, de Brzeziny à Lodz, de Lodz à Maringues, petite commune au cœur de l’Auvergne, et de Maringues à Paris. En mai 1940, les Nazis établiront un ghetto dans sa ville natale.
Au début du siècle suivant, dans la banlieue parisienne, une artiste coud, brode, tisse. Des mots, des visages, des motifs. Chacune de ses œuvres, l’artiste la veut emprunte de mémoire, saturée d’émotion vive, nourrie du sens aigue de l’altérité et de la transmission que Sylvie Kaptur-Gintz porte en elle depuis toujours. Elle se remémore les récits de Chuma, lui reviennent aussi les images de sa propre enfance dans le quartier Montorgueil, à Paris, l’atelier de maroquinerie de son père, à Belleville, un autre quartier populaire de Paris, et le goût des bagels au pavot.
Brzeziny… Ce nom, dit l’artiste, « a bercé toute mon enfance et accompagne toujours ma vie ». Alors elle se saisit du fil, des tissus, des aiguilles, et s’approprie et transforme en gestes artistiques contemporains les gestes des « petites mains », de ses ascendants, tailleurs, maroquiniers, passant comme eux, avec eux, des heures dans sa maison-atelier à couper, coudre ou broder…Ces gestes, dit-elle encore, « je ne les ai pas appris, je les utilise d'une main malhabile », mais la transmission de ce vocabulaire, le souci de préserver et de nourrir le fil des filiations et des transmissions, d’une histoire, sont devenus la trame même de son travail.
En 2011, Sylvie Kaptur-Gintz réalise « La couturière », robe hommage à cette grand-mère adorée désormais centenaire, installation, présentée ici, reliant les mots de la couture – en yiddish, polonais et français- à ses objets – fils bobines, vêtement brodé-. Et puis il y eut aussi le voyage à Brzeziny, avec Chuma qui avait alors 104 ans, et la (re)découverte des racines et des raisons enfouies, peut-être, pour lesquelles le textile, qui fut si important dans l’histoire de cette région de Pologne, est si essentiel aujourd’hui dans son travail, tant comme matériau qu’en terme de sens. Le fil qui lie et rassemble. Les mots de la couture : repriser, bâtir, recoudre, reconstruire, raccommoder…Mais aussi, dans les au-delà symboliques de la suture : cicatriser, apaiser, adoucir, calmer, consoler.
Voici pourquoi ce projet d’exposition, né ici, dans le pays de ses racines, s’intitule « Textus : l'invisible trame». « Textus », parce que le « tissu » et le « texte » partagent la même racine latine, parce que le travail de Sylvie Kaptur-Gintz, dans un même glissement sémantique, tisse avec les matières et les mots la trame de récits, comme un couple conceptuel à la fois unique et évident. Car le tissu, partout présent dans son travail, est davantage qu’un « voile tout fait, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité) »- Roland Barthes- Le plaisir du texte (1973). Il est d’une certaine manière, une forme du texte, si, pour en appeler à Roland Barthes, il est pour l’artiste là où « le texte [le sens] se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu - cette texture - le sujet s'y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile. »- Roland Barthes- Le plaisir du texte (1973) L’œuvre se construit, se tisse et se trame en une complexité de gestes, de mots, de pensées, d’histoires, dans ces tissus qu’elle use et dans lesquels, dit-elle, elle inscrit des trames de vie, et « les mille et mille histoires d’inconnus » avec elle. Si les dispositifs formels que produit Sylvie en appellent le plus souvent aux émotions les plus intimes, ils évoquent aussi toujours la singularité de la condition humaine, la présence humaine dans sa multitude et son unicité, dans sa force et sa fragilité.
C’est donc aux confins de sa propre histoire et d’une vision de l’histoire de l’humanité que l’artiste insère ainsi le sens de son œuvre. Poétique et spectaculaire envolée d’oreillers brodés, l’installation « Seules les larmes sont pour l’oreiller » établit la jonction entre les deux dimensions, intime et universelle, de son travail. L’œuvre se veut d’abord un hommage à sa mère, au travers de cette phrase que l’artiste a souvent entendue dans la bouche maternelle, manière de dire que la nuit et le lit sont le temps et le lieu des songes, mais aussi ceux, dans le secret de la chambre, des tristesses, des regrets et des souvenirs douloureux. Les visages brodés sont ceux de femmes que connaît l’artiste, et avec qui elle entretient un lien, de transmission, ou d’amitié… Mais au travers de ces visages, elle exprime toute une forme de l’humanité, dans sa dimension organique, puissante mais fragile et temporelle. La technique même employée par l’artiste met en abîme cette dualité de joie et de souffrance, de force et de fragilité, de gravité et de légèreté, car sous leurs douces apparences, les oreillers, rigidifiés, se révèlent bien plus durs qu’ils n’y paraissent.
« Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse ! / Qu'en une telle époque de confusion sanglante / De désordre institué, d'arbitraire planifié, / D'humanité déshumanisée, / Rien ne soit dit naturel, afin que rien / Ne passe pour immuable. » Écrivait Brecht en 1930 - Bertold Brecht - L'Exception et la règle (trad. Bernard Sobel, Jean Dufour) (1930), dans Théâtre complet, vol. 3, Bertolt Brecht, éd. L'Arche, 1974 . Toujours dans ce mouvement de sa propre histoire à l’histoire du monde, Sylvie Kaptur-Gintz approfondit sans cesse sa réflexion sur le sens de l’histoire, se demandant ce que peut signifier, pour elle, d’être née de ce moment de l’histoire, et de quelle vigilance il ne faut jamais se défaire, s’il est encore vrai que, pour reprendre à nouveau les mots célèbres de Brecht, « Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut / Pas nous chanter victoire, il est encore trop tôt : / Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde. »- Bertold Brecht - La Résistible Ascension d'Arturo Ui (trad. Armand Jacob) (1941), dans Théâtre complet, vol. 5, Bertolt Brecht, éd. L'Arche, 1976
De cette conscience, sans doute, est issue « Le murmure du silence », une installation de sept taleths suspendus, comme habités. Cette œuvre, bien que porteuse d’une aura métaphysique, se veut plus politique que religieuse. Le premier des taleths est brodé d’une carte du monde, comme un manifeste, « pour que plus personne dans le monde ne soit persécuté au nom de quoique ce soit », affirme l’artiste. Les autres taleths, dont le tissu a été usé, sont rapiécés, reprisés, comme autant de traces d’une vie. Car le taleth, pour celui qui le porte, est un compagnon quotidien, qui enveloppe son corps pour la prière, la bénédiction et la mort, puisque, comme le turban chez les chiites, il sera le linceul dans lequel il sera enseveli. Mais si Sylvie Kaptur-Gintz a choisi de transformer le taleth en objet plastique, c’est qu’il n’est ni un voile, ni un vêtement ordinaire et répond de manière extrêmement subtil au souci de mémoire, au sens intime et éthique, qui draine en profondeur toute son œuvre. Car, au-delà de sa fonction apotropaïque, ce châle de prière n'est pas tant un signe de foi, qu’un substrat de méditation et surtout de mémoire, comme le suggère Jacques Derrida dans « Un ver à soie - Points de vue piqués sur l'autre voile »- Jacques Derrida - Un ver à soie - Points de vue piqués sur l'autre voile, in Contretemps 2/3, 1997 . Plus encore, « il y a une logique du talith : celle qui, à partir du singulier, de l'unique fois (la naissance, la circoncision ou la mort), produit un récit unique qui vient en plus et ne se répète pas. Cette logique est celle de l'œuvre et aussi du texte »- Mireille Calle-Gruber – Jacques Derrida, La distance généreuse, coll. Les Essais, éd. De la Différence, 2009, à propos du texte de Derrida Puis, le talith est, dans sa complexité symbolique, ce qui rappelle chacun à la loi, dans sa matérialité, comme objet tangible, que l’on peut toucher, caresser, à qui on peut parler, comme le dit encore Derrida. Sorte de brèche vers l'inconnu, l' « imprononçable », il ne dévoile pas de vérité mais ouvre à la pensée.
Reportage- TVP-lodz - 2014
Et c’est encore à la lutte pour la pensée, cette pensée éthique qui ne doit jamais faillir, comme une perpétuelle idée directrice, comme loi, impliquant une vigilance de tous les instants, que nous invite Sylvie Kaptur-Gintz avec cette œuvre minimaliste mais redoutablement efficace, « l’Autre », présentée à la Maison de la Littérature de Lodz. Ici, une chaise, sur laquelle chacun pourra s’asseoir, devant un miroir, dans lequel chacun pourra se refléter. Entre les deux, un fil barbelé, simple objet évoquant de facto tout un pan de l’histoire, encore vivace. Par ce dispositif, l’artiste met en abîme la proposition du philosophe Emmanuel Levinas : « « Le moi, devant autrui, est infiniment responsable. »6- Emmanuel Levinas – Ethique et infini, éd. Fayard, 1982. Retournant d’abord la proposition du philosophe en faisant du visage de l’autre – premier chez Levinas- le reflet de mon propre visage, elle interroge ensuite le sens profond de cette responsabilité, jouant à la fois sur le sens commun (pouvoir « se regarder dans la glace ») et la notion de réciprocité (mon visage est l’autre visage pour autrui et inversement). Elle nous invite ainsi à expérimenter, dans ce jeu de miroir, ce moment fondateur et fondamental, la découverte de notre propre épiphanie, celle d’un visage humain, le nôtre, comme point de non-retour du sentiment éthique, inscrit au cœur de la véritable histoire de l’humanité.
Marie Deparis-Yafil - Critique d'art / commissaire d'exposition - Paris - juin 2014